A. de Pontmartin

Entre Chien et Loup

deuxième édition, augmentée d'une préface inédite


Michel Lévy Frères, Libraires Editeurs, Paris


1866


préface

S'il y a eu un homme étonné, c'est l'auteur de ce livre, quand, l'autre soir, entre deux accès de fièvre étrangère et française, au bruit des faillites qui épouvantent l'Angleterre et le continent, au milieu de figures rembrunies par la baisse, il reçut de son seigneur et maître, de son éditeur et ami, Michel Lévy, la communication suivante : Il - y - a - lieu - à - une - seconde - édition!

Une seconde édition, grand Dieu! La première avait donc trouvé des lecteurs et des acheteurs ? Et cependant chaque jour voit éclore, par milliers, des volumes de tout format et de toute couleur qui demandent leur part de notoriété et leur place au soleil! Et cependant le nombre des gens qui savent lire est évidemment inférieur à celui des journaux qui pullulent; grands et petits, illustres ou sans lustre, à deux sous, à un sou, à un liard, avec des primes qui donnent au consommateur la joie de se faire une bibliothèque en lisant son journal pour rien; avec des dîners, des soupers, des billets de concert, des meubles en palissandre, des pendules, des oranges, des truffes, des bourriches, des pots de pommade, toutes les nourritures du corps pour rendre plus substantielles et plus digestives les nourritures de l'esprit! L'Étincelle après l'Événement! la Nouvelle après la Journée! le Courrier après la Chronique! le Bien informé après le Commérage! la Curiosité après la Surprise! Journaux du matin, journaux du midi, journaux du soir, journaux de toutes les minutes, sachant avant vous et vous disant avant tout le monde ce qui se passe partout. et ailleurs, chez votre voisin et chez vous! Les troupes légères avec le grave état-major et la grosse cavalerie! les feuilles rieuses et les feuilles politiques! À un lecteur par journal, nous atteindrions des colonnes de chiffres qui défieraient les grains de sable de la plage et que les budgets ou les emprunts des grands empires auraient peine à dépasser! Il serait prouvé que les écoles primaires et secondaires ne laissent plue subsister en France un seul individu qui ne sache pas lire, et que ces lettres de la onzième heure, pour rattraper le temps perdu , passent leur vie à dévorer de la prose! Et les affiches colossales! la littérature des murailles! que d'absorbants [sic], et que peut devenir un mince volume, léger comme la plume et grand comme la main, quand les murs nous disent en majuscules noires sur fond écarlate : Regardez bien! pas de distractions! Les Nuits sanglantes! c'est moi qui les publie, et non pas la boutique à côté. Le Fantôme vert! c'est ce que vous pouvez lire de plus effrayant! Le Fils du Forçat! le Condamné à mort! l'Exécuté! le Cadavre du Val sinistre! l'Assassin de la rue Mourgue! lisez, et vous m'en direz des nouvelles! allons! trois coups de grosse caisse et un solo de cymbales! Les Cosaques à Paris! roman national. - Les Orphelins de l'Invasion! roman patriote. - L'Enfant trouvé de 1815! roman populaire. Abonnez-vous, achetez, faites-vous servir, apprenez du même coup la langue française et l'histoire, et s'il reste un seul lecteur pour ces pauvres petits livres qui gardent encore quelque souci de l'idée et du style, je réunis dans un congrès, pour faire justice de cette énormité, les quatre grandes puissances de la littérature moderne : l'annonce, l'affiche, la prime et la réclame!

Et les étalages de librairies au répertoire affriolant, devant lesquels la foule curieuse tombe en arrêt comme devant les figures de cire dont les coiffeurs et les corsetières décorent leur vitrine ? Quel appât! quelle magie! quel dérivatif pour ce pur amour des lettres qui a inspiré de si beaux discours à Cicéron et à Pline! La Régence galante! Louisa ou les Douleurs d'une fille de joie!la Dame aux trois corsets! l' Homme aux trois culottes! les Mémoires de Casanova! les Mémoires d'une biche russe, anglaise, espagnole, américaine! les Amours de ces dames! les Biches de ces daims! Et, en tête du volume, galamment ouvert au passant, la vignette obligée, le portrait de l'héroïne, la scène, capitale de l'ouvrage, une jambe par-ci, une gorge par-là, une agréable exhibition de tout ce que la décence publique devrait cacher à l'indécence privée! Great attraction! diraient nos voisins : Shocking! diraient nos voisines. Et de ces deux sentiments, la pudeur qui se révolte et. la convoitise qui s'allume, se forment les succès de vogue, les succès de vente, les succès de bruit, d'argent, de scandale, qui, le nez au vent, la joue maquillée, le sourire aux lèvres, le cynisme au front, la rose au sein, l'œil vif et le pied leste, la robe retroussée jusqu'à la ceinture dorée, profitant du courroux des uns, de la complaisance des autres, de la curiosité de ceux-ci, de la malédiction de ceux-là, de la complicité de tous, se moquent gaillardement des pauvres diables assez sots pour prendre au sérieux et pratiquer le vieux précepte : Intéresser honnêtement les honnêtes gens!…

Et les coteries, dont on est d'autant plus forcé de reconnaître le pouvoir qu'on a plus obstinément essayé de s'en passer! Vous n'êtes d'aucune coterie, pas plus de celles des salons que de celles des brasseries, et vous croyez bonnement qu'on va s'occuper de vos ouvrages! Ingénuité de province! naïveté de l'âge d'or! Vous n'avez donc jamais entendu parler de la camaraderie* ? mot essentiellement moderne, qui, quoi qu'en ait dit son inventeur, se serait bien inventé tout seul. Assurément la chose qu'il exprime n'est pas nouvelle; elle est d'origine aussi ancienne que la vanité. Mais le perfectionnement tient lieu de nouveauté. Ce n'est plus, comme dans le salon de Philaminte, un assaut de compliments entre Trissotin et Vadius; cc n'est plus, comme au XVIIIe siècle, dans un café de beaux-esprits ou dans une correspondance de Ferney, des grains d'encens distribués en échange de coups d'encensoir. C'est quelque chose de grandiose et de complet, un fait public, social, accepté comme on accepte l'égalité civile et le Code Napoléon. Les prodiges opérés par la société en commandite pour l'exploitation de la vanité au profit de l'amour-propre, les miracles du dévouement de chacun à la gloriole de tous, lasseraient, sans les épuiser jamais, la caricature et la satire. Hélas! sur ce terrain, les plus illustres ne sont pas les moins coupables. En délivrant des brevets d'immortalité à quiconque leur adresse un dithyrambe ou leur dédie une brochure, ils rendent notre tâche impossible et odieuse; ils détruisent toute proportion, toute mesure entre la valeur des œuvres et le sens des mots : un critique d'une médiocre renommée passe nécessairement pour le plus rogue des détracteurs et le plus impuissant des Zoïles, lorsqu'il essaye de dire la vérité ou de faire l'aumône du silence à une vanité de provincial ou de rimailleur, chaude encore des caresses du génie.

Il est donc tout simple que les coteries, vous voyant à l'écart, vous y laissent : aussi bien, elles sont trop occupées ailleurs! N'ont-elles pas à faire réussir auprès du public idolâtre, à recommander bruyamment orbi et urbi les chefs-d'œuvre où se trouvent, par centaines, des phrases dans le genre de celles-ci : «Elle souffla ce dernier mot comme si elle eût craint de casser le chalumeau de l'Ironie en soufflant trop fort. » - «Frappée aux racines de son être par la. pile de Volta du front de son père.» - «Mais, un jour, la bonde enfoncée par la prudence par-dessus tous leurs étonnements partit avec celle d'un tonneau mis en perce dans un des cabarets du bourg.» - Et la femme, comme la fleur délicate du cactus, qui brise l'enveloppe épineuse de son feuillage, faussait de son doux sein fragile, apte à la blessure, la cuirasse impénétrable du séraphin.» - Oui, j'aurais voulu qu'elle vous aimât! L'amour heureux aurait une influence sur le plexus nerveux de cet enfant, victime d'une sensibilité morbide et que je ne puis comparer qu'à une harpe éolienne!» - «On sentait, à travers le bandeau, la voûte élargie de ce front qui avait pris l'ampleur qu'il faut à une pensée heureuse, et, à. sa manière de le porter, on aurait dit qu'elle s'élançait du sommet de quelque calvaire, et que, d'ange résigné passant archange triomphant, elle montait d'un degré de plus dans l'éther de la vie et dans les hiérarchies du ciel…» etc., etc.…

Vous voyez bien que les coteries manqueraient à tous leurs devoirs si elles s'attardaient un moment auprès de vous quand elles ont à mettre en lumière de pareilles beautés, faites pour renouveler de fond en comble la langue française! Si elles négligeaient celles-là, en voici d'autres qui méritent que les meilleures plumes de Paris se taillent en leur honneur : «Paul et Virginie, la première communion du désir.» - «Henri Heine, le Christ de son œuvre, un peu un crucifié au physique.» - «On croirait voir en même temps l'apothéose lumineuse de l'Action et le cadavre glacé de la Gloire sur cette toile tendue, dans ce champ de bataille éteint, où il semble qu'on finisse par entendre germer comme le bruit d'une armée d'âmes et par apercevoir comme un pâle chevauchement d'ombres à l'horizon du trompe-l'œil.» - «Des consciences césariennes de vieille femme qui repassent muettement dans une mémoire de marbre une vie fauve et des jours rouges.» - «Des pâleurs d'une seconde, des diaphanéités d'un instant, à peine visibles, passent sur leur peau qui frémit : suspendues sur le bruit, toutes vibrantes et caressées, elles semblent boire de tout leur corps le chant et l'émotion des instruments… la messe de l'amour!» etc.

Voilà le fin du fin, dirait Toinette, et quand la prose contemporaine s'embellit de telles merveilles, les coteries ont le droit de vous dire : Passez votre chemin, mon bonhomme! nous avons nos pauvres, et ce sont les bons. Que venez-vous nous raconter dans un style que l'esprit le plus borné peut atteindre ? Vous ne cherchez pas à parler autrement que tout le monde, et vous voulez qu'on vous écoute! Allez étudier en chambre les modèles dont nous venons de vous offrir les glorieux échantillons; mettez le mot sur une enclume, l'idée sur un billot, et frappez dessus, jusqu'à ce que vous en ayez fait jaillir l'antithèse et la métaphore, l'étincelle et la flamme, l'ithos et le pathos! Vous serez en sueur, nous aussi; excellent exercice, qui vaut pour l'hygiène le trapèze et le tremplin; transpiration salutaire , bonne à nous débarrasser de ces humeurs malsaines qui tourmentaient autrefois notre littérature et qui s'appelaient la simplicité, la clarté et le naturel! Tendez-vous, travaillez vos effets de biceps et de couleur; faites effort pour vous rapprocher de ces maîtres, ne soyez content que quand vous serez sûr de n'être pas compris : surtout initiez-vous, affiliez-vous, soyez de l'association d'encouragement mutuel d'admiration respective, d'enthousiasme par délégation et de vanterie réciproque; apprenez à tenir l'échelle à autrui pour qu'on vous la tienne; faites aux autres ce que vous voulez qu'on vous fasse; et nous verrons alors s'il y a quelque parti à tirer de vos écritures et de vous! En vérité, quand je songe à toutes ces circonstances réunies pour tuer un livre qui n'avait pas, hélas! la vie dure, mon étonnement redouble. et, si je n'avais de vives raisons pour penser le contraire, je croirais qu'un bon génie domestique ou familier a fait, comme pour cet excellent vicomte d'Arlincourt, disparaître en masse la première édition, afin de me donner l'illusion de la seconde. Sérieusement, c'est pour celle-ci que les auteurs devraient en général réserver leur préface; et cela pour trois motifs : d'abord il y aurait moins de préfaces; ensuite elles seraient de meilleure humeur; troisièmement, il serait plus facile de les mettre d'accord avec l'effet produit par le livre.

Lorsque nous publions un ouvrage, nous ne savons pas toujours ce que nous avons voulu faire; en revanche, nous savons très rarement ce que nous avons fait : la publicité éclaire les ombres , accuse les défauts et nous met en mesure ou en demeure de nous expliquer avec nos lecteurs : nos lecteurs! quel substantif et quel possessif! nous n'oserions pas les écrire avant d'être à peu près certains d'avoir été lus : précieux avantage de la seconde édition sur la première.

Pour ce petit volume, Entre chien et loup, livre crépusculaire, songe de malade, rêve dans le demi-jour d'une alcôve, à la pâle clarté d'une veilleuse, sous les plis de ces rideaux qui semblent si épais et si lourds quand ils nous séparent de la santé, de la lumière, du soleil, de la vie, l'explication sera nette et facile. […]

Armand de Pontmartin.

Paris, 15 juin 1866.




18.5 x 12 cm, 319 pages



JPY 8,500 販売終了 SOLD

電話 (078-855-2502) またはメール(procyon_cum_felibus@yahoo.co.jp)にてご注文くださいませ。




フランス語圏の文学 インデックスに戻る

文学 インデックスに移動する


書籍 インデックスに移動する



アンティークアナスタシア ウェブサイトのトップページに移動する




Ἀναστασία ἡ Οὐτοπία τῶν αἰλούρων ANASTASIA KOBENSIS, ANTIQUARUM RERUM LOCUS NON INVENIENDUS